Un matin à
l'ouest d'Oran, un soir à l'est de Constantine, un
livre sauvera une vie. S'agira-t-il d'un recueil de
nouvelles de Mohammed Dib, d'Albert Camus ou d'un roman
policier marocain ? Peu importe. Un livre sauvera une
vie.
L'homme partira
à son travail, ou bien il en reviendra. Il longera le
jardin public désert, marquera une pause pour allumer
une cigarette. Quand il exhalera la fumée bleue,
l'éclat d'un rayon de soleil égaré
effleurera les murs et les terrasses blanches avant de
s'accrocher au toit de zinc du kiosque à musique.
L'homme plissera les yeux, puis reprendra sa marche. Un
discret parfum de fleur d'oranger viendra flatter ses
narines. Cinquante mètres plus loin, à l'abri
d'une porte cochère, on actionnera une culasse de
pistolet automatique et la cartouche de calibre 9 mm viendra
se loger dans sa chambre.
Maintenant,
l'homme continue son chemin. Le musc a remplacé la
fleur d'oranger. Le trottoir, fraîchement rincé
à grande eau, reflète un ciel de cuivre. Quand
il arrive à proximité du porche, la
détonation claque, sèche. Le projectile
traverse sa veste à hauteur de la poche
intérieure.
L'homme vacille,
s'écroule sur le macadam d'ocre rouge pendant que
l'assassin barbu s'enfuit. Ses pas précipités
martellent l'aurore ou le crépuscule. Un matin
à l'ouest d'Oran, un soir à l'est de
Constantine.
Étendu sur
le trottoir. L'homme abasourdi porte la main à la
poitrine, contemple ses doigts. Aucune trace de sang
poisseux. Il sort le livre de sa poche intérieure de
veste trouée, le numéro 210 de la collection
Babel chez Actes Sud. Sur la couverture, une photo
sépia de la Casbah d'Alger en son centre
brûlée. La balle s'est écrasée
aux environs de la page 49 :
« Elle descendit l'unique marche du perron ;
l'insolite d'abord fut ce soleil. Elle n'avança plus.
En même temps elle eut envie de retourner sur ses pas.
Mais déjà, elle se trouvait presque en pleine
rue. La réverbération lui piquait les
yeux. Elle larmoya. Jusqu'à l'extrême
bout, la rangée de maisons en face d'elle se
résorbait dans le soleil. »
Ou bien ce sera le
Folio numéro 16 de chez Gallimard :
« La
Méditerranée a son tragique solaire qui n'est
pas celui des brumes. Certains soirs, sur la mer, au pied
des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d'une
petite baie et, des eaux silencieuses, monte alors une
plénitude angoissée. »
Ou le
numéro R84 en Points Seuil :
« Près d'une heure après son
départ, deux ou trois selon le chef de police
à bout de patience et de soliloque, l'inspecteur Ali
était de retour, précédé d'une
sorte d'aura. Il tenait négligemment sous le bras son
costume de civilisé, roulé en boule autour de
ses chaussures et, babouches aux pieds, drapé dans
une gandoura de Sahraoui, il avait fière allure.
Maigre, sec et rebelle. »
Un matin à
l'ouest d'Oran, un soir à l'est de Constantine, un
homme miraculé se relèvera. Il
époussettera machinalement ses bas de pantalon, aura
un instant l'intention de détaler avant que le tireur
ne revienne contempler son oeuvre de mort. Il renoncera,
préférera se réfugier dans l'ombre
neutre du porche. Il relira Mohammed Dib, Albert Camus ou
les aventures de l'inspecteur Ali contées par Driss
Chraïbi.
Un matin à
l'ouest d'Oran, un soir à l'est de Constantine, un
livre sauvera une vie.
Peut-être.