Initialement, l'écrivain est quelqu'un de courageux : les sujets les plus forts sont aussi ceux qui sont les plus proches de la condition humaine, et ceux qui font le plus mal. Dedans et dehors.
L'écrivain qui veut vraiment manifester sa réalité ne craint pas de se fâcher avec sa femme ou d'affliger ses parents. De prendre ses amis pour personnages, et de les décrire dans tous leurs dérèglements, au risque de ne plus jamais les revoir. Il doit se préparer à affronter la solitude.
Dans les années 60, un de mes frères a écrit une pièce, Souvenirs d'Alsace, qu'il a montée en Avignon. Il avait pris notre famille pour modèle, et accessoirement représentait mon père comme un être inattentif, dont la seule occupation était d'inscrire des idéogrammes chinois dans la poussière des meubles. Mes parents en sont sortis accablés : ils n'avaient rien vu de la dramaturgie, rien appris de ce qu'ils auraient pu apprendre sur la perception de leur fils, ils n'avaient pas été fiers de la beauté de l'oeuvre, ni des réactions du public. Ne restait, ne reste toujours, que l'histoire des idéogrammes et de l'indifférence de mon père... et en ce qui concerne ma mère : la poussière sur les meubles, dont elle se sentait nécessairement coupable.
Bien sûr, je suppose qu'il doit y avoir moyen de s'arranger, d'écrire des fresques torrentielles sur la Guerre de Sécession là où on voudrait simplement parler des hautes détresses de son âme. De célébrer la terrible conquête de l'Alaska, alors que l'on raconte -secrètement- la douleur à se gouverner soi-même dans un milieu hostile.
Initialement, je ne suis pas un écrivain : je rôde autour d'un gouffre où remuent de grandes tristesses que je n'ose pas nommer, de grandes choses indistinctes et délétères. Celles qui me donneraient peut-être un style reconnaissable entre tous, une plume sauvage et flamboyante. Sans relâche, je tourne avec effroi autour d'une histoire impossible à raconter.